Arts | Le 1er décembre 2025, par Karine Josse. Temps de lecture : douze minutes.
littérature & sciences humaines
Arts | Le 1er décembre 2025, par Karine Josse. Temps de lecture : douze minutes.
Artiste et cinéaste britannique
Peintre de formation, Derek Jarman devient cinéaste dans les années 1970. Il réalisera aussi bien des films expérimentaux que des fictions de long-métrage plus grand public mais dont l’univers baroque et poétique en font une œuvre unique. Le cinéaste et auteur queer britannique est célébré ces jours-ci à Paris, au Centre Pompidou et au cinéma MK2 Bibliothèque, jusqu’au 16 décembre.

Peintre de formation, Derek Jarman devient cinéaste dans les années 1970. Il réalise aussi bien des films expérimentaux que des fictions de long-métrage plus grand public mais dont l’univers baroque et poétique en font une œuvre unique. Il réalise des biopics sur des personnages d’homosexuels connus ou invisibilisés en leur temps dans Sebastiane (1976), Caravaggio (1986), Edward II (1991) ou Wittgenstein (1993).
Impliqué dans les mouvements de reconnaissance des droits des homosexuels au sein d’Act Up, il dénonce l’homophobie grandissante d’une Angleterre conservatrice en pleine épidémie de sida. Diagnostiqué séropositif en 1986, il est la première personne à le dire publiquement en Angleterre. Il travaillera dès lors sans relâche en explorant toutes les formes artistiques jusqu’à son dernier film Chroma, un monochrome bleu dans lequel il évoque la perte de vue due à la maladie. Et cultivera le jardin aride du Prospect Cottage situé à Dungeness Beach dans le Kent, face à une centrale nucléaire, comme une méditation sur le combat de la vie contre la mort.
Un artiste majeur à découvrir ou redécouvrir.
Derek Jarman nait en 1942 à Northwood d’un père pilote de la RAF et d’une mère au foyer.
Les missions de son père l’amènent à déménager souvent y compris à l’étranger. La famille s’installe un temps au Pakistan puis en Italie près du lac majeur. De retour en Angleterre, Il fréquente de nombreux établissements scolaires dont certains assez rigoristes qui lui laisse un souvenir amer. Il s’intéresse très tôt au jardinage pour lequel, encore adolescent, il gagne un prix. Mais son véritable intérêt va à l’art et en particulier à la peinture. Il suit une formation en histoire de l’art au King’s College puis un cursus de peinture à la Slade School of Art où il s’exerce à différentes techniques telles que la gravure à l’eau forte ou la sérigraphie. Durant ses années d’université, il s’intéresse au théâtre et, curieux de littérature, se passionne pour la poésie américaine après avoir été initié à la littérature anglaise par un professeur. Son intérêt va à Kerouac, Corso, Ginsberg ou Burroughs. Ces années sont également consacrées aux voyages : France, Grèce et Suisse (1962), États-Unis (1964).
En 1967, il s’exerce aussi au design en proposant des décorations intérieures à des boutiques. Il obtient son diplôme et est rapidement exposé dans différentes galeries dont la prestigieuse Tate Galery. Il abandonne rapidement sa peinture inspirée du Pop Art, proche de l’univers de David Hockney alors en plein succès public, pour se lancer dans la peinture de paysage ou d’univers plus abstraits où l’on trouve des références à la culture égyptienne antique et à l’ésotérisme.
En 1970, il rencontre le réalisateur Ken Russell qui lui confie la réalisation des décors du film Les Diables puis celle de The savage Messiah.
Parallèlement, Jarman réalise ses premiers films super 8, reprenant des thématiques qui l’obsède depuis ses débuts dans la peinture : alchimie, ancienne Égypte, littérature anglaise, occultisme. En 1972, il publie son premier livre : un recueil de poèmes intitulé A finger in the fishes mouth.
En 1973, Jarman conçoit entièrement son premier jardin : une création pour sa sœur qui reprend un restaurant à HereFord.
En 1976, Jarman réalise son premier film de long-métrage Sebastiane, récit inspiré du martyr de saint Sébastien. Un peplum gay qui a la particularité d’être le seul film jamais réalisé en latin !
Dès lors, la carrière de réalisateur de Derek Jarman est lancée : il réalise Jubilee en 1978, La Tempête en 1979 mais c’est surtout le film Caravage (1985) qui le consacre auprès du grand public en lui faisant obtenir un Ours d’argent à Berlin et lance la carrière de Tilda Swinton, qui deviendra une amie proche.
En 1986 Jarman est diagnostiqué séropositif. Il est la première personnalité à l’annoncer publiquement en Angleterre. La maladie deviendra à la fois un moteur pour travailler, un thème au cœur de son œuvre mais également, un sujet de revendication au moment où l’épidémie de sida encourage l’homophobie en Angleterre.
En 1987, il achète le Prospect cottage où il va « cultiver son jardin » dans un milieu aride et battu par les vents, face à une centrale nucléaire. Un milieu hostile où maintenir la vie est une lutte, comme une métaphore du corps en lutte de Jarman lui-même.
Il ne cesse de travailler malgré la maladie, et multiplie des expériences aussi bien visuelles – créant des clips, poursuivant son travail expérimental dans des films tels que The garden – mais également littéraires, en publiant des journaux et récits autobiographiques, dans lesquels il s’engage publiquement pour la communauté homosexuelle et les droits des malades. À cette époque, le grand public le connaît davantage pour son activisme que pour son travail artistique. On peut citer en 1992 At your own risk. A saint’s testament (édition vintage) et Chroma en 19941, un livre sur son rapport aux couleurs au moment où il devient aveugle et qui contient également le script du film Blue réalisé en 1994, un écran bleu monochrome pour lequel il avait travaillé une bande-son poétique rendant compte de son quotidien face à la maladie.
Derek Jarman meurt le 19 février 1994, des suites de plusieurs maladies douloureuses liées à la dégradation générale de son état.
L’année suivante, le livre Derek Jarman’s Garden, qui contient des documents sur la création de l’extraordinaire jardin de Dungeness photographié par Howard Sooley, est publié chez Thames and Hudson.
Trente ans après sa mort le livre Une nature moderne est enfin traduit et publié en France par Actes Sud.
Artiste engagé, expérimental et boulimique d’expériences, Jarman s’est essayé à toutes les formes pour livrer finalement une œuvre assez homogène. « Le changement de technique est la caractéristique de l’obsession » disait Pasolini dont Jarman est certainement un héritier de par ses thèmes : visibilité de l’homosexualité, ésotérisme, recherches de formes nouvelles en art mais également engagement citoyen. Mais Derek Jarman, fils de la génération suivante, a sorti les questions homosexuelles et la question de sa propre homosexualité hors de la sphère de l’intimité pour les porter plus avant encore sur la scène, contraint par l’apparition de l’épidémie du sida et la façon dont elle a touché cruellement la communauté homosexuelle tant en nombres de malades et de morts , qu’en termes de discriminations. Derek Jarman le rappelle dans son récit At your own risk : « For the first twenty-five years of my life, I lived as a criminal and the next twenty-five were spent as a second-class citizen deprived of equality and human rights. No right to adopt children and if I had children, I could be declared an unfit parent; illegal in military; an age of consent of 21; no right of inheritance; no right of access to a loved one; no right to public affection; no right to un unbiased education; no legal sanction of my relationships and no right to marry. These restrictions subtly deprived me of my freedom. It seemed unthinkable it could be any other way, so we all accepted this2 ».
Se mettre en mouvement et décider de lutter pour ses droits n’avait donc rien d’évident. Quand Derek Jarman, atteint du sida, poursuit le combat malgré la maladie, en y mettant ce qui lui reste d’énergie, pour continuer de créer, d’inventer des formes artistiques ou des modes de combat, il le fait également pour ceux et celles qui ont succombé, et en mémoire des amis disparus. Ces fantômes évoqués dans Dead soul Whisperers3, qui hantent le jardin de Dungeness mais aussi les œuvres conçues les dernières années de sa vie.
Ce jardin qui entoure Prospect cottage, acheté en 1986 par l’artiste après avoir appris qu’il était séropositif, n’est pas un tombeau même s’il pouvait parfois prendre l’allure d’une retraite pour l’artiste, notamment quand ses forces l’abandonnent. Il est à la fois lieu de mémoire mais aussi Utopie et surtout lieu d’expérimentation. Il fonctionnait alors et fonctionne encore aujourd’hui comme pépinière de projets en inspirant les artistes. Géré par Keith Collins, le dernier compagnon de Derek Jarman, jusqu’à sa mort en 2018, le cottage est racheté en 2020 par le Art Fund foundation Nation grâce à une levée de fond.
Le cinéaste Pierre Creton dont l’univers singulier- entre botanique, art et sensualité- l’apparente à celui de Derek jarman, a rendu hommage à ce dernier en insérant des images de Prospect cottage dans son dernier long métrage Un Prince (2023). Il utilise ensuite les rushs pour réaliser un court-métrage et une installation au MK2 bibliothèque. L’artiste Benoît Piéron a référencé les espèces présentes dans le jardin de Prospect cottage, puis les a encapsulé dans des pilules bleues, hommage à Chroma, et invité les personnes qui suivent son atelier à disséminer, semer autour d’eux, un peu du jardin et, symboliquement, de la force vitale et artistique de Derek Jarman.
Son œuvre cinématographique baroque et inattendue, camp et romantique, expérimentale mais capable parfois de toucher un grand public, comme ce fut le cas pour Caravaggio est truffée de références artistiques et littéraires tant Jarman, héritier là encore de Pasolini était un grand érudit.
Son combat fut, au-delà de la reconnaissance des droits d’une communauté en particulier, celui du droit, typiquement queer, à simplement être et aimer celui ou celle que l’on souhaite, sans être inquiété. Une évidence loin d’être partagée, encore aujourd’hui.
Karine Josse
Note 1. Édité en France par les Éditions de l’Eclat, Arles, 2019
Note 2. « Pendant les 25 premières années de ma vie, j’ai vécu comme un criminel, puis j’ai passé les 25 années suivantes comme un citoyen de seconde zone, privé d’égalité et de droits humains. Je n’ai pas le droit d’adopter des enfants et si j’en avais, je pourrais être déclaré parent indigne ; illégal dans l’armée ; âge de consentement fixé à 21 ans ; pas de droit à l’héritage ; pas de droit d’accès à un être cher ; pas de droit à l’affection publique ; pas de droit à une éducation impartiale ; pas de sanction légale de mes relations et pas de droit au mariage. Ces restrictions m’ont subtilement privé de ma liberté. Il semblait impensable qu’il puisse en être autrement, alors nous avons tous accepté cette situation. » Derek Jarman, At your own risk, a saint’s testament, London, Vintage edition, 1993, page 4.
Note 3. Cf. Exposition de 2021 au CREDAC : https://credac.fr/artistique/dead-souls-whisper-1986-1993
Entités nommées fréquentes : Angleterre, Jarman, Derek Jarman, Prospect, Chroma, France, At.

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