Jeunesse et éducation | Le 30 octobre 2025, par Raphaël Deuff. Temps de lecture : huit minutes.

« Humanités numériques »

Grokipedia : Elon Musk lance une encyclopédie par intelligence artificielle anti-Wikipédia

Technologies numériques et médias en ligne

Elon Musk et son entreprise xAI ont lancé le 28 octobre 2025 Grokipedia, une encyclopédie en ligne générée par intelligence artificielle se positionnant comme concurrent de Wikipédia. Avec 885 000 définitions dès son lancement (contre plus de 7 millions pour le Wikipédia anglophone), ce projet s’inscrit dans une critique récurrente, au sein de certains milieux conservateurs américains, de l’encyclopédie libre et collaborative, accusée de parti pris idéologique. L’analyse du contenu de Grokipédia révèle toutefois une orientation éditoriale qui interroge la promesse de neutralité. Ce nouveau concept éditorial du milliardaire (après le rachat de Twitter en 2022) soulève d’importantes questions sur la gouvernance de l’information aujourd’hui.

Série Fiat Lux / Israfil Dough © Sambuc éditeur, 2025

Le 28 octobre 2025, l’entreprise xAI d’Elon Musk a officiellement lancé Grokipedia, une encyclopédie numérique générée par intelligence artificielle. La plateforme se positionne explicitement comme une alternative à Wikipédia, l’encyclopédie collaborative créée en 2001 qui compte aujourd’hui plus de sept millions d’articles en langue anglaise (2,7 millions en français). La version initiale de Grokipedia, numérotée « 0.1 », affichait dès le premier jour plus de 885 000 définitions. Sur le réseau social X, dont il est devenu propriétaire en octobre 2022, Elon Musk a annoncé qu’une version 1.0 serait prochainement disponible et serait « dix fois supérieure » à la mouture actuelle.

Le lancement avait initialement été annoncé pour fin septembre 2025, mais le milliardaire l’avait finalement reporté d’une semaine, arguant « un travail supplémentaire pour purger la propagande ».

En campagne contre Wikipédia depuis plusieurs années

Le contenu de Grokipedia est produit par l’assistant conversationnel Grok, développé par xAI, qui s’appuie sur des algorithmes d’intelligence artificielle générative – les fameux grands modèles de langage (LLM), popularisés en fin d’année 2022 par le lancement de ChatPGT. Chaque page étaye son propos de diverses sources documentaires, accessibles sur internet. Un certain nombre de pages peu polémiques, comme des notices sur les espèces du vivant, comportent en pied d’article une mention indiquant que le contenu a été adapté de Wikipédia (« The content is adapted from Wikipedia »). Enfin, la plupart des pages arborent en entête l’indication « Fact-checked by Grok » (« Informations vérifiées par Grok ») avec la mention d’une date pour ce « fact-checking » automatisé.

Ce modèle de génération de contenus diffère radicalement de l’approche développée par Wikipédia, plateforme collaborative où les articles sont rédigés et modifiés par des contributeurs bénévoles du monde entier, et qui exige des contributeurs un principe de neutralité de point de vue dans l’élaboration des contenus.

La création de Grokipedia s’inscrit dans une campagne critique menée depuis plusieurs années par Elon Musk contre l’encyclopédie libre. À l’instar de plusieurs figures républicaines aux États-Unis, le milliardaire accuse régulièrement le site web collaboratif de présenter des partis pris idéologiques, régulièrement qualifiés de « woke ». En 2024, Musk avait ainsi publiquement affirmé que Wikipédia était contrôlée par des militants d’extrême gauche et avait appelé les internautes à cesser leurs dons à la fondation Wikimédia, créée en 2003 et qui gère la plateforme. Wikipédia, qui revendique dans chacun de ses contenus une neutralité issue d’une revue des connaissances publiées sur le sujet en question, fonctionne par le travail collaboratif de contributeurs bénévoles, et se finance principalement grâce à des campagnes de dons organisées périodiquement.

L’intelligence collective contre des algorithmes propriétaires

L’examen du contenu publié sur Grokipedia révèle certaines orientations éditoriales significatives. La page consacrée à Elon Musk lui-même indique dans ses paragraphes introductifs que le dirigeant de Tesla et SpaceX a influencé le débat sur plusieurs sujets, ce qui lui aurait valu des critiques des médias traditionnels présentant des penchants vers la gauche dans leur traitement de l’actualité – une formulation qui, en qualifiant d’emblée les médias établis de partisans, contraste avec les standards de neutralité revendiqués par les encyclopédies.

Les pages associées à des notions politiques ou à des auteurs situés à la gauche de l’échiquier politique, comme la page de l’économiste français Thomas Piketty ou celle portant sur le concept woke, témoignent assez clairement d’une argumentation à charge, et ponctuent souvent leur introduction par un paragraphe critique, adoptant un point de vue clairement unilatéral. De même, l’article dédié au mouvement Black Lives Matter illustre un traitement sélectif de l’information. Si Grokipedia reconnaît que ce mouvement pour les droits civiques a mobilisé des millions de personnes, le texte enchaîne immédiatement en soulignant que ces manifestations ont entraîné des émeutes constituant les dommages matériels les plus coûteux de l’histoire des assurances. Omettant ainsi de mentionner, comme le fait Wikipédia, que l’immense majorité des manifestations de 2020 se sont déroulées de manière pacifique.

Dans un contexte mondial où l’intégrité de l’information est l’objet de menaces de plus en plus vives, l’émergence de Grokipedia met clairement en évidence les rapports de pouvoir dans la production et la diffusion du savoir à l’ère numérique. Ainsi, alors que Wikipédia incarnait un idéal d’intelligence collective décentralisée et de démocratisation de la connaissance, le modèle proposé par xAI repose sur des algorithmes propriétaires contrôlés par une entreprise privée, dirigée par un milliardaire pour le moins sulfureux. Le nouveau concept éditorial d’Elon Musk est l’occasion de soulever des interrogations fondamentales sur la gouvernance de l’information, l’autonomie éditoriale, ou encore la capacité des systèmes d’intelligence artificielle à garantir une véritable neutralité, alors même qu’ils reproduisent nécessairement les biais présents dans leurs données d’entraînement et les choix de leurs concepteurs.

Raphaël Deuff